Originally published here https://electronicliteraturereview.wordpress.com/2015/04/04/entretien-avec-serge-bouchardon/ on the 4th of April 2015
ELR: Mr. Bouchardon vous enseignez et faites de la recherche en écriture numérique à l’Université de Technologie de Compiègne. Pouvez-vous nous raconter votre parcours professionnel?
Bouchardon: J’ai eu une formation initiale en études littéraires (jusqu’à l’agrégation de Lettres modernes) à la Sorbonne. Puis j’ai eu une expérience dans l’industrie, pendant 6 ans (en France et aux Etats-Unis), en tant que chef de projet dans le domaine du multimédia éducatif. J’ai ensuite soutenu une thèse sur le « récit littéraire interactif », puis une habilitation à diriger des recherches sur « la valeur heuristique de la littérature numérique ». Je suis actuellement Professeur en sciences de la communication et Directeur du laboratoire COSTECH de sciences humaines et sociales de l’Université de Technologie de Compiègne. cfr. Recherche et Création;
ELR: En 2009 vous avez écrit un livre sur la littérature numérique : le récit interactif, sur la base des théories structuralistes de Genette. Quels sont les avantages et les limites de telles théories dans un contexte post-structuraliste et post-moderne?
Bouchardon: C’est une question très pertinente. Plus personne ne se revendique du structuralisme aujourd’hui… Pourquoi mobiliser Genette ? Le travail extrêmement précis de Genette dans le domaine du récit a consisté notamment à développer des catégories, aussi bien concernant le point de vue, l’ordre que la vitesse dans le récit. En 2005 (même si le livre a été publié en 2009), j’ambitionnais à l’époque de faire un « Genette 2005 » montrant les acteurs du récit littéraire interactif redéployant tous les possibles poétiques, dans la matérialité d’une textualité particulière. On retrouvait le projet assez fou de la poétique de Genette : mettre à jour, à travers la gamme immense des écritures réelles, une grammaire des écritures possibles. Mais il faut bien avouer que les outils de Genette, s’ils restent opérationnels pour aborder les récits interactifs, sont insuffisants. Nous avons besoin de nouveaux outils d’analyse pour les écritures numériques. Et certainement également d’autres cadres théoriques, qui ne postulent pas l’homogénéité du donné mais supposent des formes d’émergence et de complexité. Le milieu de recherche dans lequel je baigne (le laboratoire COSTECH de l’Université de Compiègne) privilégie une posture constructiviste (notamment énactive) et interactionniste. Cela permet notamment de penser l’interactivité comme entre-deux de l’homme et de la technique et donc de se déprendre de leur opposition. Mais Je garde une volonté de ne pas être enfermé dans un paradigme et le désir de bricoler avec des approches parfois hétérogènes. Eviter de postuler l’homogénéité du donné, comme le faisaient les structuralistes, c’est aussi éviter de postuler l’homogénéité de la théorie, à savoir penser qu’une théorie pourrait tout expliquer. Ce bricolage conceptuel a d’ailleurs son correspondant dans un bricolage technique, dont le but n’est pas de figer l’observation, mais de faire advenir ce qui est observé. Dans ma démarche de chercheur, il est aussi important de faire pour comprendre que de comprendre pour faire. C’est pourquoi je suis aussi auteur de créations numériques…
ELR: Vous êtes auteur vous-même d’œuvres de littérature numérique. Entre 2007 et 2014 vous avez publié des œuvres comme Toucher, La Séparation et Déprise. Est-ce que la technologie interactive, hypertextuelle et multimédia change-t-elle radicalement la façon de lire ? Quels changements au niveau esthétique?
Bouchardon: Oui, l’instrumentation de l’écriture et de la lecture par les technologies numériques transforme les pratiques d’écriture et de lecture. Concernant la lecture, on peut notamment parler d’une lecture gestualisée : le geste du lecteur contribue à la production du sens. Bien sûr, la rupture n’est pas aussi radicale qu’on pourrait le penser, et on peut parler souvent de réactivation ou de reconfiguration d’expériences qui ont existé sur d’autres supports, notamment le support imprimé. Au niveau esthétique, j’ai pu parler d’une « esthétique de la matérialité » (du texte, de l’interface, du support), pour aller contre l’idée d’une immatérialité des productions numériques. On peut avancer aussi une esthétique de la perte de prise : nombre d’œuvres de littérature numérique (et d’art numérique de façon plus générale) reposent sur un jeu entre prise et perte de prise pour le lecteur. Ou encore une esthétique de l’éphémère : l’instabilité et l’obsolescence des systèmes et des logiciels sont alors prises en compte par l’auteur, qui en joue et inscrit sa création dans une temporalité.
ELR: Quel est le statut de la littérature numérique dans le monde académique ? Y a-t-il une unité sur les thématiques et définitions que vous mentionnez dans cette vidéo?
Bouchardon: En France, la littérature numérique commence à recevoir une forme de légitimité dans le monde académique, notamment avec la construction de parcours de formation spécifiques et la reconnaissance des travaux des chercheurs dans ce domaine. Les créations de littérature numérique sont encore très diverses et il est parfois difficile de percevoir une unité (mais c’est en même temps cela qui est intéressant, que les créations soient hétérogènes et que les frontières soient fluctuantes entre différents domaines). Si l’on peut parler d’un champ, il s’agit encore – et tant mieux, aussi bien du point de vue de la recherche que de la création – d’un champ expérimental.
ELR: Vous avez travaillé sur le projet PRECIP : Pratiques d’écriture interactive en Picardie. Quels sont les résultats de cette expérience ? Envisagez-vous d’autres projets?
Bouchardon: Le projet de recherche PRECIP (PRatiques d’ECriture Interactive en Picardie) a proté sur l’écriture numérique en tant qu’objet d’enseignement. Ce projet faisait l’hypothèse que l’écriture numérique, dans ses différentes modalités (multimédia, interactive, collaborative), présente des spécificités et que l’on peut enseigner ces spécificités. D’un point de vue théorique, nous avons travaillé à un modèle pour appréhender l’écriture numérique. Ce modèle a fait l’objet de transpositions didactiques – en collaboration avec des enseignants – dans des modules pédagogiques sur l’écriture numérique. Ces modules ont été expérimentés sur différents terrains (enseignement secondaire, enseignement supérieur, Espaces Publics Numériques). Les élèves sont souvent des alphabétisés du numérique, mais ne sont pas forcément des lettrés du numérique. Un collégien qui blogue, qui twitte est – plus qu’un alphabétisé – un inséré du numérique, mais il n’est pas forcément un lettré du numérique, au sens où il ne comprend pas forcément le statut de la lettre numérique, tel le statut de la trace de l’écriture. Par exemple, il sait poser techniquement un lien hypertexte, mais ne maîtrise pas forcément la sémantique et la rhétorique du lien hypertexte. L’enjeu pédagogique est de faire émerger une littérature numérique, au-delà de l’alphabétisation classiquement prise en charge par les formations traditionnelles à l’utilisation des outils. La littérature numérique suppose non seulement une maîtrise des outils d’écriture mais elle requiert en outre une connaissance et une compréhension des possibles de l’écriture numérique. C’est ce que nous avons essayé de mettre en avant dans le projet PRECIP. La compréhension du numérique – et des possibles de l’écriture numérique – à laquelle sont sensibilisés les apprenants au cours des modules pédagogiques conduit à un niveau de conceptualisation de leur pratique, développant chez eux des éléments de littérature numérique transposables dans d’autres contextes de pratiques numériques. A présent, je suis engagé dans d’autres projets, soit plus épistémologiques (sur les fameuses humanités numériques), soit impliquant une démarche de recherche et création (notamment dans le domaine de la poésie numérique).